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Sélection

Toupin

  Cet après-midi, je suis retourné chez Roger pour l’aider à construire sa clôture. Ça l’a vraiment touché. Je me demande comment il a pu, étant seul, soulever les tubes et les maintenir afin de les boulonner. À deux, ça se passe très bien et en travaillant, nous parlons de tout et de rien, de nos familles, nos vies passées et présentes… Nous nous découvrons… Je constate que notre amitié est de plus en plus forte… Par moments, le « tu » est à deux doigts de franchir mes lèvres, seul le fait qu’il soit mon aîné, m’en empêche. Toupin, son âne, m’a bien fait rire… Dans l’un des seaux, j’ai remisé les colliers de serrage des tubes. Me voyant faire, la pauvre bête croyant à de la nourriture, est venu y plonger la tête… Pour le consoler de sa méprise, je l’ai nourri de caresses… Extrait du recueil : « L’Île, Il et Elle »…

7 H 22

Goélands en vol... Photo de Pixabay: https://www.pexels.com/fr-fr/photo/532548/

 

Après avoir fait sa toilette sur une chaise de la salle à manger, le chat repu a posé délicatement sa tête sur le bout de sa queue puis s’est endormi. Debout près de la fenêtre, à petites gorgées, je bois mon café en scrutant l’horizon.

Le printemps s’empare du monde. Chaque jour, la verdure grignote à coups de feuilles, le bleu du ciel ainsi que la côte, au loin. Le littoral a presque disparu du panorama. Ne restent à présent qu’un petit bout de mer et quelques toits perdus.


Le goéland de 7 h 22 est pile-poil à l’heure. Sur les derniers mètres, comme à l’accoutumée, il se freine dans un grand bruissement d’ailes avant de se poser majestueusement sur le rebord de la fenêtre. Heureux, j’ouvre les vitres, le salue et le gratifie d’un : « Ça va, toi ? T’as bien dormi ? » auquel il me répond par son classique : « Pa ! Pa ! Pa ! » que j’interprète ce jour-là, par un : « Oui, merci et toi ? ».

J’aime ce rendez-vous matutinal. Cela fait bien longtemps que tous deux, nous nous fréquentons. Il n’a plus peur de moi. Pendant qu’il picore les croquettes du chat, déposées dans une assiette, je lui fais la conversation comme à un vieil ami de retour d’un lointain et long voyage, le questionnant sur tous les endroits qu’il a visités de par le monde.

Faisant par moments une pause, mon marteau-piqueur préféré me regarde en bougeant les yeux et son cou. À présent, il se désaltère dans le bac plastique plein d’eau fraîche, en prenant goulûment de grandes gorgées qu’il fait descendre en relevant son cou.

Puis il attend et m’inspecte à son tour. J’aime les motifs en noir et blanc dessinés à l’extrémité de ses ailes et ses yeux intelligents, ronds, jaunes, encerclés d’un orange vif, derrière lesquels se cachent des paysages époustouflants de beauté ainsi que des sentiments de légèreté et d’intense liberté que je lui envie.

Je lui dis : « Attends, ne t’en va surtout pas ! » et cours ouvrir la porte du buffet pour en sortir un paquet entamé de biscuits au beurre. Revenu près de la fenêtre, je casse un premier morceau et le lui tends. Comme toujours, avec dextérité, il s’en empare sans jamais me toucher les doigts et l’ingurgite aussitôt. D’autres le rejoignent bientôt jusqu’à ce que rassasié, il boude un nouveau morceau que je finis par grignoter.

En général, à cet instant-là, après m’avoir gratifié d’un dernier : « Pa ! Pa ! Pa ! », il décolle en me laissant seul et chagrin, le regardant s’envoler dans le ciel, jusqu’à ce que de V, il se transforme en point final.

Mais aujourd’hui, curieusement, il continue son inspection avec un regard que je ne lui connais pas. Décontenancé, ne sachant trop que faire, je l’interroge : « Je t’ai donné des croquettes, des biscuits. Tu as bu tout ton soûl. Que veux-tu de plus ? Un peu de pain, peut-être ? ». Parti à nouveau fureter dans le buffet, je ramène une tranche de pain de mie et en découpe un bout que je lui offre… Et là, pour la première fois, son bec se referme sur mes index et majeur. Je crie, mais curieusement, si je ressens la pression ferme de son bec, je n’éprouve aucune douleur. Tandis qu’il relâche mes doigts, je rapetisse, mes lunettes tombent et je vois le rebord de la fenêtre s’éloigner au-dessus de ma tête, à vitesse V, me retrouvant au niveau de la table basse. Me débarrassant de mes vêtements bien trop grands, une forte chaleur envahit mon corps dénudé, mon cœur se met à battre beaucoup plus rapidement, ma peau s’assèche, mes bras poussent alors que mes mains disparaissent, mon nez et ma mâchoire inférieure s’allongent et se colorent dans des tons jaune et orange tandis que mes jambes s’affinent et jaunissent aussi. Mes pieds rétrécissent, quatre doigts disparaissent et les autres s’arrondissent, s’allongent et se palment. Ma vision change, tout est beaucoup plus beau, coloré et détaillé, mais une drôle d’impression fait son apparition ; quelque chose pousse de l’intérieur vers l’extérieur. Je regarde alors ma peau que des plumes tantôt blanches, tantôt grises transperce de toutes parts. Je suis un goéland.

Apeuré et surpris, je m’énerve et agite les bras (ou plutôt les ailes) ce qui a pour effet de me faire décoller et me retrouve sans comprendre comment, devant 7 h 22 qui émet aussitôt un « Pa ! Pa ! Pa ! » que cette fois-ci, je n’interprète pas… car je comprends tout : les cris, les mouvements de tête, les roulements des yeux et même les pensées, me sont désormais connus.

— Ne me fais pas des frayeurs comme ça !

— Dis donc, le goéland, c’est toi le responsable de ça ?

— Le goéland ?!… Tu ne m’appelles plus 7 h 22 ?!

— Ben, c’est quoi au fait ton vrai nom ?

— Jonathan !… Nan, je déconne ! Me répond-il avant d’éclater d’un grand rire : « Pa ! Pa ! Pa ! ». Dans ta langue originelle, mon nom serait : Celui qui joue et rit avec le vent.

— Un peu trop long, à mon goût. Si ça ne te dérange pas, on va s’en tenir à 7 h 22. Dis donc au fait, comment se fait-il que l’on se comprenne aussi bien, sans même ouvrir le bec ?

— Communication intuitive !

— Communication intuitive ?!

— Oui ! Télépathie, si tu veux ! Tous les animaux ont cette faculté-là.

— Les hommes, non ?!

— Vous l’aviez, autrefois… Mais vous vous êtes coupés de la nature et avez développé le langage et votre hémisphère droit par la même occasion, au détriment du gauche… En faisant ça, vous avez perdu une bonne partie de votre animalité et de votre intuition.

— Pas faux, ça !… Mais pourquoi m’as-tu transformé en goéland ? Car c’est bien toi qui m’as transformé en goéland, hein ?!

— Tous les jours que Dieu fait, tu me demandes d’où je viens, ce que j’ai vu, ce que l’on peut éprouver là-haut dans le bleu… et je te sens frustré que je ne puisse te répondre. Comme tu me nourris depuis des années et que je te trouve plutôt sympa comme garçon, je me suis dit que le mieux, c’est que tu l’éprouves par toi-même. Je t’offre donc ce rêve… Bon, maintenant allons-y ! Le monde nous attend, dit 7 h 22 en s’envolant de la fenêtre.

Je regarde en bas et bizarrement, moi qui ai toujours eu le vertige, je ne l’éprouve plus. J’inspire à travers les deux trous de mon bec, l’air vif du vent et m’élance à sa suite. Aussitôt, je ressens dans ma queue, un coup accompagné d’une vive douleur au niveau de ma peau alors qu’un miaulement agressif retentit. Ah ! Je l’avais oublié, celui-là !

Deux plumes en moins. Je ris en pensant :

— Zut, un costume tout neuf et mon chat le bousille !

7 h 22, entendant ma pensée, me répond :

— Hé oui, ça c’est la rançon de la gloire, le revers de la médaille, mon Grand ! Tu comprends pourquoi nous sommes si farouches ?!… Ces jaloux de rampants ne supportent pas que nous volions et ne loupent jamais une occasion de nous tirer vers le bas.


Nous prenons de l’altitude en nous dirigeant vers la côte, si magnifique à l’horizon. Je suis dans les six heures de 7 h 22, légèrement décalé sur la droite. Même si l’instinct du goéland est en moi, il est plus expérimenté que moi, aussi je préfère l’imiter et le suivre. C’est mon leader.

Quel bonheur de profiter de cette palette de couleurs et de détails, de la mosaïque d’un décor que je n’aurais pu voir à moins de monter dans une carcasse d’acier et de bruit. Là, je ne fais plus qu’un avec le paysage et le vent. Ce que nous ressentons est tout à fait indicible. Sous nos plumes, ivres de beauté, de joie et de chaleur, 7 h 22 et moi, écrivons et dessinons dans le ciel, notre liberté. Il amorce un virage et je ris une fois de plus en pensant à Top Gun1… Break à droite, break à droite !

— Alors Jehan, ça te défrise, ça, hein ?! me dit 7 h 22.

— Tu parles, Charles ! J’adore ! Même dans mes rêves les plus dingues, je n’ai jamais éprouvé une telle sensation… Mais au fait, combien de temps vais-je rester un goéland ?

— C’est marrant, ça ! me répond-il, moqueur, quand t’étais un homme, je trouvais que t’étais un drôle d’oiseau… Maintenant, t’es un drôle d’homme de me poser cette question. Tu es des nôtres depuis à peine cinq minutes que déjà tu regrettes ta condition si terre à terre.

— Non, non, 7 h 22 ! Je ne la regrette absolument pas. Tu sais, c’est juste pour savoir !… On t’a jamais dit que les hommes de plume étaient de grands curieux ?

En fait, je mens un peu… J’ai abandonné une maison, un chat et un potager adorés, pour un superbe rêve. 7 h 22 a dû voir défiler ces images dans mon esprit, d’où sa réflexion.

— Tu seras un goéland tant que tu auras envie de l’être… Rêve d’être un homme et tu le redeviendras aussitôt !

— Euh, je vais peut-être éviter de faire ça, maintenant ?! dis-je en regardant les rochers de la digue, deux cents mètres plus bas.

— Ce choix t’appartient, le bœuf2. Je te l’ai offert. À toi de décider !… Moi, je m’en vais rejoindre les biloux3, me dit-il en virant brusquement à gauche.

J’hésite l’espace d’une seconde… puis vire à mon tour en criant de toutes mes forces : « Pa ! Pa ! Pa ! »…


1Film américain célèbre sur les pilotes de chasse de la Navy.

2Pilote novice en argot aéronautique militaire.

3Groupe de très bons copains en argot aéronautique militaire.

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