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À La gare

Trois ans que je n’ai mis les pieds dans une gare. Moi, le nomade, je me suis enraciné.

D’un naturel plutôt curieux, j’aime à étudier les personnages qui hantent certains lieux publics. Or ici, rien n’a changé ; bien que leurs visages soient différents, je les retrouve tous.


* * *


Assis sur un gros sac long et large, adossé à un mur, voilà l’étudiant. Il ânonne, les yeux rivés à un épais classeur bleu, et malgré tout le vacarme qui règne dans cette gare, rien ne peut à cette heure, l’arracher à sa révision.

Un peu plus loin, j’aperçois une famille qui vient chercher l’un de ses parents. Le père et la mère devisent ensemble, en jetant toutes les cinq minutes, un coup d’œil à l’horloge. Les enfants jouent, passent entre leurs jambes, tournent autour d’eux, se touchent en criant : « chat », puis éclatent de rire ; ils amènent dans cette salle, le vent frais et si coloré de la jeunesse.

Le père a l’air impatient, mais je lis sur son visage, une certaine joie ; il semble retenir un sourire. Quant à la mère, par contre, je peux voir en elle, de la résignation ; j’en déduis donc, et ne pense pas me tromper, que l’on attend la grand-mère paternelle.

J’imagine déjà, la scène de l’arrivée de Belle-Maman. Le père et la mère dévisageant tous les voyageurs que l’escalier roulant charriera, puis soudain le père criant : « Maman ! », la grand-mère répondant, tout sourire d’un petit geste de la main ; le père l’embrassant en premier, en la débarrassant de ses bagages ; elle, lui disant : « Tu vas bien, mon grand ? » et lui, de père qu’il est, redeviendra à nouveau le fils qu’il n’a jamais cessé d’être. Puis viendra le tour de la bru qui embrassant la belle-mère, du bout des lèvres, lui dira : « Vous avez fait bon voyage, Maman ? » en pensant : « Mon Dieu, faites que ces quinze jours passent vite et que la vieille bique ne s’éternise pas chez nous ». Puis ce sera le tour des enfants, que l’on obligera à venir embrasser leur grand-mère ; ils s’exécuteront alors le plus rapidement, ne baisant qu’une joue sur deux, pour retourner au plus vite, à leur partie de chat. La belle-mère dira : « Mon Dieu, qu’ils ont grandi… Ludovic, c’est tout ton portrait quand tu étais petit, mon chéri ! »

L’angoissé ayant repris ses cent pas, vient de me tirer de ma méditation. C’est une espèce très fréquente et nettement reconnaissable. Il s’assoit sur un banc, tapote de ses doigts, sa cuisse, siffle un air, regarde sa montre, farfouille dans son sac, en tire un magazine qu’il feuillette à toute vitesse, le rentre, referme son sac, se relève, allume une cigarette et recommence le cycle en arpentant le hall.

En général, il est seul, car son attitude a le don d’exaspérer ses connaissances. La seule chose qui le calme un tant soit peu, c’est l’arrivée du train en gare. Là, il reprend armes et bagages, suit le train jusqu’à ce que ce dernier s’arrête, gène les passagers lors de la descente du wagon, pour monter le plus vite possible et enfin, s’asseoir à trois ou quatre endroits différents avant de finalement trouver la bonne place.

Je ne continue pas plus loin l’étude du personnage, ne souhaitant point vous stresser pour le reste de la journée.

Et puis, il y a les amoureux, ceux dont c’est la première séparation. Pas très difficile de les reconnaître ; ils sont pratiquement toujours face-à-face, et le plus souvent à une distance très intime l’un de l’autre ; plus le temps de la séparation approche, plus cette distance diminue. Ils s’enlacent et se parlent à l’oreille ; la ponctuation qu’ils utilisent est constituée de baisers, de soupirs et de murmures de mots d’amour ; plus le départ approche… plus les baisers s’allongent. Ils font renaître chez tous ceux qui les regardent – et particulièrement chez les personnes âgées, des émotions et souvenirs qu’elles croyaient avoir oubliés.

Voilà ! Le train arrive en gare… Ils s’embrassent dans un dernier baiser (Bon Dieu, qu’ils ont du souffle, ces deux-là !) les yeux fermés cherchant à graver le plus profondément possible cet instant dans leur mémoire… puis elle se détache, pour lui murmurer d’une voix triste : « Vas-y, Amour !… Faut que tu y ailles ». Alors une dernière fois, il la serre contre lui, baise ses lèvres, et monte dans le train, rompant doigt après doigt, le contact.

À l’intérieur du train, il fait tout pour trouver une place près de l’une fenêtre donnant sur le quai ; s’engage alors l’un des plus beaux dialogues de carpes qu’il est possible de voir. Tous ceux de part et d’autre de la vitre suivent cette conversation italienne, et quelques fois, ce sont même les autres voyageurs qui font office de traducteurs.

Le train commence à s’en aller ; elle court un peu le long du wagon ; Sur sa joue, des larmes roulent ; elle s’essuie les yeux puis impuissante s’arrête, tend la main vers lui, qui collé à la vitre continue à la regarder et à agiter la sienne jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus se voir. Alors, elle s’en va, le pas triste et lourd, s’arrête un instant pour sangloter dans ses mains jusqu’à ce que l’amie qui l’avait accompagnée vienne la rejoindre, la consoler et la ramener avec elle, la tête sur son épaule.

Quant à lui, dans le train, il cache derrière un magazine qu’il ne lit pas, sa peine… et parfois même ses larmes.

Quelque chose de bien plus joyeux que tout ceci, c’est le retour, et bien entendu, plus l’absence a été longue, plus le retour est beau ; j’avoue personnellement que ces instants-là sont mes préférés ; cela me passe véritablement du baume sur le cœur, de voir un tel bonheur.

L’amoureuse est là, fébrile sur le quai, fumant cigarette sur cigarette ; bien souvent elle n’est pas seule, mais accompagnée par un ou plusieurs parents ou proches de la famille du garçon. Prenant le relais de l’angoissé, elle fait à son tour, les cent pas, rit aux éclats, a des petits gestes d’où l’on peut voir aisément sa joie s’extérioriser ; elle est l’incarnation du bonheur.

Le train arrive, elle cesse alors de parler, dévisage les passagers et puis soudain, elle l’aperçoit… Elle ne fait pas attention qu’elle crie dans toute la gare… L’amoureux, à la vitre, très entouré dans le wagon, a le visage qui s’éclaire et il crie aussi son nom, au grand dam des autres passagers… En cet instant, le monde n’existe plus en dehors d’eux… Une fois encore, elle court près du wagon, jusqu’à ce que le train s’arrête.

Enfin, c’est à son tour de descendre, elle arrive, les yeux pleins de larmes… il laisse tomber ses bagages sur le quai, la prend dans ses bras, l’embrasse, la soulève de terre, la fait virevolter.

Il la tient par la taille, elle pose sa tête sur son épaule et ils parlent avec le ou les accompagnateurs, en n’oubliant pas, à chaque fois qu’ils le peuvent, de s’embrasser.

Un tel bonheur, même si ce n’est pas le vôtre, est si agréable à regarder, qu’il vous réconcilie avec la vie et le genre humain.



On rencontre aussi, souvent dans les gares, les appelés du contingent. Solitaire (c’est très rare !), l’appelé passe presque inaperçu, cherchant même le plus souvent à être invisible, ce qui n’est pas si facile lorsque l’on a le crâne rasé, et un gros sac paquo vert ou blanc dans le dos. En bande, pas besoin de les reconnaître, on les entend… surtout s’ils sont quillards et s’ils n’en sont qu’à la première étape de leur voyage de retour ; en effet, par la suite, ils deviennent très vite aphones ; leur organe vocal, ayant été par trop sollicité, tout au long du voyage de retour.

Au niveau de la gestuelle, ils se parlent en se touchant, fument comme des pompiers, racontent haut et fort, des plaisanteries graveleuses. Que vienne une fille à passer, elle est aussitôt scannérisée de bas en haut : mensurations, annotations, notes et commentaires, fusent de toutes parts… Rien n’échappe à l’œil de ces jeunes affamés.

Une fois dans le train, après avoir résolu le problème des places par affinités et le rangement des sacs, vous les entendrez encore. Si vous aimez la tranquillité, ne désespérez pas, elle reviendra lorsqu’il n’en restera plus qu’un, ou bien lorsqu’ils seront tous descendus.

On croise aussi quelques légionnaires. Képis blancs, képis noirs. Rien à voir avec tout ce qui a été dit précédemment. Avec eux, ordre, discipline, et uniformes on ne peut mieux repassés. On ne les entend pas.

Un autre type que vous pourrez apercevoir à l’occasion, c’est le sauvage, le vieux loup solitaire. Bien que misanthrope, il passe son temps dans l’observation et l’étude de ses congénères. Son regard est très aiguisé ; il le cache d’ailleurs, la plupart du temps, derrière des verres teintés, et si ce dernier s’appesantit sur votre personne, vous serez déshabillés corps et âme. Vous l’apercevrez toujours dans des lieux un peu retirés, mais permettant d’avoir tout le hall de gare, dans son champ de vision ; un endroit d’où il peut voir, sans être vu.

Il ne parle pas et fait, bien souvent, semblant de lire.


* * *


Voilà, il y a bien entendu pléthore d’autres personnages, mais mon propos n’étant pas ici, d’écrire une thèse, je laisse à chacun d’entre vous, le soin de les découvrir et d’en faire l’étude. Pour ma part je les connais tous bien, et ai de la tendresse pour chacun, car à différentes époques de ma vie, j’ai été la plupart d’entre eux…

Voie A, éloignez-vous de la bordure du quai, Le train 6511 en provenance de Nice et à destination de Marseille, entre en gare… Ce train est sans arrêt jusqu’à Marseille Saint-Charles… Toulon !… Toulon !… Cinq minutes d’arrêt !…

Désolé de vous laisser… Mon train est arrivé et je dois m’en aller… À bientôt ! 

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